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PIERRE LASSERRE
Portraits et Discussions
AUGUSTK COMTE CHATKAIIBHIAM)
STENDHAL LE « FAUST » DE GŒTHE
RUSKIN — CARLYLE — MISTRAL BARRES
MADAME DE NOAILLES — PORTO-RICHE AULARD CONTRE TAINE, etc.
PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
(), RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
POHTRAITS ET DISCUSSIONS
DU MEME AUTEUR
Critique
LA MORALE DE NIETZSCH;: .1 VOl.
LES IDÉES DE NIETZSCHE SUR LA MUSIQUE ... 1 Vo!.
LE ROMANTISME FRANÇAIS. Essai suf Ici révoluUon dans les sentiments et dans les idées au dix-neu- vième siècle 1 vol
LA DOCTiuNE OFFICIELLE DE l'université. Critique du haut enseignement de VÉtat. — Défense et théorie des humanités classiques 1 vol.
LA SCIENCE OFFICIELLE : M. ALFRED CROISET, HIS- TORIEN DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE (NoUVelle
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HENRI DE sauvelad:: 4 vo'.
LE CRIME DE BiODOs (Librairie Plou) 1 vo'.
PIERRE LASSERRE
Portraits et Discussions
VLUiUSTK COMTE CIIVTKAI Hlll \M»
STKNUH.VL LK « lALST » l>K (.(Kl III
IlLSKIN — ^AtllALK — MISTKM. l!\UUl
M\l).\;^K DE NOVILLES — PORTO-HICHK XULAHD CONTRE T\INE, ft< .
PAIUS MBKAIIUI (.VHNIKH FRfiKES
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lUSTlFICATION DL TIRAGE :
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Tous droits de reproduction, de traduction et dad;iptati( réservés! pour tous pays.
AVANT-PROPOS
O volume n'est pas la simple réunion d'articles de journaux et de revues. Parmi les morceaux qui Iccom- posonl, il n'en est guère que je n'aie retravaillés et mis au point avant de les publier sous la présente forme. Ils contiennent beaucoup d'inédit. L'élude sur le Faust de Goethe ei«t issue tl'une notice qui ligure (iansles Pages choisies de Goethe éditées par la librairie Armand Colin et que les directeurs de cette maison ont bien voulu — ce <lont je les remercie — m'aulo riser à reproduire. Bien que j'aie donné dans le Cor- respondant un essai sur le Théâtre de M. de Porlo-Iiichey j'exagère à peine en disant nouveau celui que l'on trouvora ici sur le môme sujet. Une remarque ana
1.
PORTRAITS ET DISCUSSIONS
logue s'appliquerait à l'étude sur Auguste Comte, mo- raliste comme à celle qui examine les attaques de M. Aulard contre Taine, historien de la Révolution, et la manière dont M. Aulard de son côté conçoit et écrit l'histoire.
p. L,
XIX" SIECLE
AUGUSTE COMTE
1
l'esthétique positiviste
C'est avec une vive satisfaction que j'ai vu annoncer un livre sur VKstliéti(/iie posili^'iste. Je me réjouissais qu'un critique eût eu llieu- reuse inspiration de faire pour les idées d'Au- guste Comte sur l'art ch que le comte Léon de Monlesquiou a fait avec tant de succcs pour ses idées politiques et morales. Malheureuse- ment, l'ouvrage en question m'a déçu. Je ne sais pas comment l'auteur s'y est pris. Le fait est qu'on ne comprend pas grand'chose à son exposé. Comte, pourtant rude à lire, est beaucoup plus clair dans son texle que dans lo texte de son interprète. Tout ce que celui-ci attribue 6 Comte est dans < lomle, y est à la lettre.
10 FQRTHAITS ET DISCUSSIONS
Son travail personnel a consisté à enôter Tordre et la suite logique. On dirait qu'il a mis dans un tablier un certain nombre de phrases ou de membres de phrases découpés dans les endroits de Comte où il est parlé d'esthétique et qu'il a agité le tablier. Un livre ne se fait pas comme ça ! Mieux eût valu tout simplement éditer à part, avec quelques bonnes annotations, le cha- pitre an Systèjue de politique positive consacré à « l'attitude esthétique du positivisme ». Je souhaite cette publication dans l'intérêt surtout des jeunes littérateurs et artistes bien doués qui cherchent leur voie au milieu de l'anarchie con- temporaine. Ils recevront tout au moins d'Au- guste Comte de magnifiques suggestions.
On s'est toujours moqué de ce spectateur à'Athalie demandant, au sortir de la représen- tatioU;, « à quoi cela sert » . Je n'ai pas l'inten- tion de réhabiliter ce lourdaud. Sa question prouve qu'il n'avait pas pris de plaisir. Les belles choses justifient assez leur existence par le plaisir qu'elles donnent. « La fin de l'art, dit Poussin, est la délectation. » Auguste Comte est de cet avis. Mais la délectation que l'on goûte chez les grands poètes est, selon lui.
AII«USTB C.OMTK 11
moralisatrice. En un sens très élevé, « cela sert». « Depuis Ilinnère jusiju'c'i Corneille, écril-il. tous les éniinerils génies eslliéliqucs avaient toujours conçu Tart comme destiné surtout à charmer la vie humaine, et dès lors à l'amé- liorer... » On eClt pu craindre qu'un esprit aussi sévère qu'Auguste (bonite, aussi dominé par la préoccupation religieuse et morale, ne confon- dit (piehjue peu les genres et ne demandai à l'art lie démontrer el de prêcher. Ce qu'il lui demande, c'est de « charmer» . Mais il estime qu'en nous charmant, l'art nous améliore, que le heau nous incline ou nous excite au bien.
11 ne veut même pas que les poètes se mêlent d'autre chose que de charmer. Je n'ai pas donné la lin de sa phrase. « Charmer la vie, dil- il, niais sans dcK'oir jamais la diriger. » Et cette prétention de diriger, qu'il interdit, comme phi- losophe, aux poètes, les plus grands d'entre les poètes s'en sont, h l'en croire, toujours défemlus.
Contre Hugo, Sand, Vigny el autres roman- tiques qui réclamaient pour les poètes on ne sait (pielle confuse autorité, quel nébuleux magistère social et sacerdotal, (sachant bien qu'ils ne seraient pas pris au mot). Comte allègue Flonière et Corneille, grands génies, mais sages intelligences. Ceux-ci n'ont pas pensé qu'il appartint au génie poétique de gouverner ou de
12 POnTBAITS ET DISCUSSIONS
réformer la religion, les mœurs, la constitution de la société, ni d'inspirer le gouvernement de l'Etat. Pourquoi ? Parce que a aucun esprit nor-
i mal ne pouvait directement supposer que la suprématie intellectuelle appartînt jamais à l'imagination. Une telle opinion, précise Comte, équivaudrait, au fond, à ériger la folie en type
• mental en faisant prévaloir les inspirations sub- jectives sur les notions objectives » , c'est-à-dire
' la fantaisie sur le bon sens.
Ce n'est pas du tout que Comte ne voie dans les poètes que des sortes de fous ou de chimé- riques agréables. Il tient pour possible, normal et nécessaire l'accord de l'enthousiasme poétique avec la raison; il ne reconnaît comme grande et digne vraiment de son nom qu'une poésie où cet accord est réalisé. Mais il n'admet pas que des esprits à qui la nature a départi le don ma- gnifique d'une imagination exceptionnellement riche et passionnée de créer, puissent posséder et exercer en même temps et à un même degré la force, la patience et la méthode de la raison investigatrice et construclive, de cette raison sur les données de laquelle il est nécessaire de prendre appui pour « diriger ». Il faut aux poètes la sagesse; mais ce n'est pas leur affaire que d'en élaborer les données et d'en fixer les direc- tions, ils ne peuvent en être, en thèse générale,
AUGUSTE COMTi: Ki
que les héritiers, non les créateurs. « Leur ver- satilité nuMitale et morale (rançon de leur genre (lo génie; (|ui les dispose à retléter 1<' milieu cor- respondant, leur interdit toute autorité direc- trice. » Il faut, dans l'intérêt d<' la poésie clle- niéme que le milieu intellectuel, social et poli- tique fournisse aux poètes du vrai, duhon et du grand à refléter. Et comme ce qu'elle rellète, la poésie y ajoute une splendeurel une douceur qui ne sont qu'à elle, comme parla même elle le fait désirer et aimer, c'est donc à elle qu'il appartient do transmettre au cœur des nouvelles généra- lions la tradition des idées sages, des aspira- lions nobles et fécondes et des tendances progres- sives et héroïques qui forment le trésor spirituel de riuimanité.
Si (îomle refuse le gouvernementaux poètes, ce n'est pas pour le livrer aux philosophes. (( Ceux-ci, dit-il, sont impropres à Taclion, mais la consultation leur convient. » Et quant aux poètes, « ils ne doivent pas, en général, pré- tendre plus à l'une qu'à l'autre ». Bien petite condition, penscra-t-on, pour les poètes. Non jias 1 Car si en un sens la poésie est subordon- née Il la philosophie et à la politique, sous un autre rapport elle s'égale à toutes deux, puisqu'elle a pour matière tout à la fois les grandes idées et les grandes actions. La philo-
3
14 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
Sophie a besoin de la poésie pour inspirer aux âmes l'enthousiasme de l'ordre et du progrès humain. La politique a besoin delà poésie pour stimuler les volontés aux utiles dévouements. Ce n'est pas, encore une fois, que la poésie doive prêcher. Elle n'a qu'à chanter ce qui est grand, et à le chanter pour le plaisir. La poésie est essentiellement femme. 11 faut qu'un élément mâle la féconde, sous peine que son feu ne s'épuise en imaginations anarchiques, chétives, stériles, ne brûle pour peu de chose ou pour rien. Cet élément mâle, ce sont les données de la connaissance et de la sagesse la plus éclairée, ce sont les hauts faits des chefs, des héros et des peuples.
Si telles sont les sources légitimes et néces- saires de la haute inspiration esthétique, il est bien évident que toutes les époques ne sont pas également propices à la floraison des arts. Voici la leçon claire, positive que les artistes contem- porains pourront retirer de la doctrine de Comte. Il montre qu'une renaissance ou régénération des arts ne peut être procurée par les seules délibé- rations et les seuls efforts des cénacles d'artistes. Il y faut le concours de certaines grandes in-
AUOUSTB COMTE IS
lluences du d^^hors. Il y faut un certain étal de la société, des esprits et des nupurs faute du- quel le génie poétique, manquant d'aliment et d'orientation, manquant à vrai dire de tbèmcs dignes de lui, sera réduit i\ se chanter, c'est-à« dire 5 se dévorer lui-môme ou à mimer « une exaltation factice ». C'est à cette grande condi- tion préalable que devraient songer ceux que passionnent les intérêts esthéticjues. 11 y a des temps où faire, comme on dit, « de la politique ». c'est encore la meilleure manière de servir l'ave- nir de l'art.
Songeons, en elTet, à la différence radicale de l'art avec la philosophie et la critique. Celles-ci dissertent, discutent, raisonnent, prouvent. Ce n'est point là l'afTaire de l'art. Il n'y a [)as de place pour la controverse et l'argumentation dans la poésie. Chanter, peindre, animer, exaller, colorer, donner en un mot aux choses la vie, une vie idéale et supérieure, tel est son objet. D'autre part, la poésie et l'art s'adressent h un jtublic, et non pas à l'intelligence de ce public pour le convaincre, mais à son cœur pour l'émouvoir et renthousiasmcr. Il est donc né- cessaire que l'artiste puisse faire fond sur les sentiments du public, comme un virtuose sur la sonorité ell'accord de son instrument; il faut que ce qu'il ressent lui-même comme vrai ou faux,
lo PORTRAITS ET DISCUSSIONS
comme bon ou mauvais, comme noble ou vil^ comme tragique ou comique, comme pathétique ou insignifiant, soit ressenti de la même manière par les auditeurs ou spectateurs de son œuvre. Mais si cette entente n'existe pas ! S'il n'est pa& de manière de sentir et de penser, paraissant légitime et naturelle à l'artiste lui-même, dont le naturel et. la valeur ne fassent question aux yeux d'une partie de son public, voici l'artiste réduit à justifier son point de vue, à expliquer et défendre sa position, à sortir de fart pour entrer dans la « thèse ». Allez donc, poètes drama- tiques, faire aujourd'hui une nouvelle Andro- maque, recommencer, après Homère et Racine, le poème, pourtant éternel, de l'héroïsme fémi- nin dans la fidélité conjugale! Le tragique et le poétique de la situation n'existent pas, ils s'éva- porent, si l'obstacle qui, dans la conscience d'Andromaque, triomphe des suggestions de la jeunesse et de l'oubli, n'est pas tenu pour auguste et sacré en soi. Or, les Français con- temporains ne sont pas précisément unanimes sur la sainteté du mariage ; on leur a semé dans la tête mille incertitudes et théories là-dessus. Ce qu'ils vous demandent, c'est de leur dire, avec motifs moraux et « sociologiques » à l'appui, si Andromaque a raison ou tort, si elle est dans la vérité morale ou dans l'illusion barbare et
AUGUSTE COMTI-:
inhuiiiuine. Voilà le métier où l'anarchie des esprits cL des croyances réduit le poète. On peut apporter dans ce iiiélier l'esprit le plus fort et l'exercer de la manière la plus utile. Mai.sest-ce métier de poète ? 11 ne saurail, dilComlr, y avoir de haute poésie « sans la préj>ondérance d'une doctrine universelle et d'une direction sociale... •Sans des conventions fixes et des mœurs carac- térisées, la poésie n'a rien de 'grand à rctrac«'r et à stimuler. »
Je ne puis que glaner en courant dans cet admirable rhapilre de l'esthétique positivist<^, iibondant «m grandes et fécondes idées. Quoi de plus juste que ce que dit Comte de la double oblignliou (jui s'impose à l'art d'imiter la nature et de r « idéaliser » tout ensemble? « L'art, \ écrit-il, consiste toujours en une représentation idéale de ce qui est, destinée à cultiver notre instinct de perfection. » Mais « il faut bien que l'idéalité soit toujours subordonnée à la réalité, sous peine d'impuissance autant que d'aber- ration. > (iomposer, en se conformant profon- dément aux lois et à l'économie de la nature, des lyj>ejï qui dépassent la nature, qui .siiient la natun», mais épurée, exaltée, « mieux ajii- mée », tel est le devoir du poète. En d'autres termes, l'art a pour moyen nécessaire, pour con- dition rigoureuse, le vrai, et, pour but, le beau
18 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
qui inclut le vrai, mais y ajoute mille rayons. Bien saisissantes, les considérations que Comte oppose à cette prétendue antinomie de nature sans cesse alléguée entre la science et la poésie, entre le génie scientifique et le génie poétique. Est-ce que la découverte des lois du monde n'est pas, tout autant quela production des chefs-d'œuvre poétiques, une création ? Est-ce que l'hypothèse scientifique n'est pas, elle aussi, une invention, suggérée par les analogies de la nature, mais s'élançant au delà de l'expérience, vers un idéal d'ordre universel? Au fond, il n'y a pas deux sortes d'intelligences. Les génies scientifiques auraient pu, à d'autres époques et « sous une autre impulsion publique », faire des poètes. Mais « une pente naturelle attire tous les grands esprits vers les compositions les plus nécessaires à leur siècle ». Maxime précieuse à opposer à tous ces grands esprits manques, qui prétendent que leur temps ne les comprend pas, qu'ils sont venus trop tard. Il y a toujours quelque chose (et j'entends : quelque chose de grand et d'élevé) qu'une époque quelconque comprendra et recevra avidement; et c'est tout ce qui corres- pond à quelque besoin profond, à quelque vide intellectuel ou moral à combler. Et c'est cela qu'il faut faire. Et le discerner, s'y porter, c'est au moins la moitié du génie. Celui qui fait des
AUGUSTE COMTE 19
sonncls dans un temps où il n'y a pas d'éclio pour Ifis sonnols, ne fait probablement pas de bons sonnets...
Je voudrais vous parler aussi delà préférence que Comte donne îi Corneille sur Racine et que je suis loin de partager — ou encore de sa clas- sification hiérarchique des arts, oîi il d«'îcerne, comme tout le monde, le premier rangà la poésie, mais où il accorde à la musique, par rapport à la peinture et à rarchiteclurc, une prééminence qui peut sembler paradoxale.
L\'slliéli<(ue d'Auguste Comte est une partie do sa philosophie avec laquelle les esprits, même les moins enclins à souscrire au positi- visme dans son ensemble, peuvent profondément sympathiser.
II
AUGUSTE COMTE MORALISTE
Je n'ai pas besoin de dire quelle autorité le comte Léon de Montesquiou s'est acquise comme historien et interprète de la doctrine d'Auguste j Comte. CrAce à lui, la tradition quasi officielle est délinilivemont brisée, qui voulait que Comte eût montré du génie dans la critique de la métaphy-
£0 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
sique et dans la philosophie naturelle, mais dé- raisonné en politique et en morale. M. de Mon- tesquiou a mieux fait que de montrer son irrita- tion contre ce préjugé et de s'escrimer contre lui. Il nous a donné du Système politique d'Au- guste Comte un exposé admirablement complet, plein et clair, dont on peut dire qu'il est désor- mais classique. La critique universitaire, qui est généralement vacillante et obscure dans le jugement, mais qui est érudite et nous rend le service d'exercer une salutaire vigilance sur l'exactitude et l'intégrité matérielle des données documentaires d'unequestion, a dû rendre hom- mage à ce travail et l'adopter. La qualité domi- nante du comte Léon de Montesquiou, orateur, professeur et écrivain, me paraît être le charme et la séduction de la lucidité.
Il a récemment complété ce livre, paru voici environ deux ans, par une étude des Consécrations positivistes de la vie humaine dont je ne dirai pas qu'elle a plus de mérite, mais qu'elle a plus de beauté. Non point que les qualités de Léon de Montesquiou s'y montrent plus vives. Mais la matière qu'il expose ne comporte presque plus d'appareil savant, ni de dialectique. Elle est pu- rement humaine, directement intelligible à tous. Il n'est pas nécessaire de connaître l'ensemble de là « philosophie positive », ni même de possé-
AUGUSTE COMTK
<ler une culture philosopliique spéciale pour en- tendre cfilc parlio des idées de (lonite. Il suflit iTavoir une iiilelligonce et une ùme disposées à se laisser j)énétrer par toute parole profonde sur rhistoiredii (•(iMirliumain, surla doslinéclégitime de l'individu, son rapj)ortà la société, la justr hié- rarchie de ses sentiments, la discipline intérieure de sa vie. Certes, si Comte pense sur ces pro- blèmes vilnux d'une manière que j'appellerai ma- gnili(|ucm«jiit iiormale cl simple, il s'en faut qu il en parle dans un langage précisément facile et dépouillé. On connaît, au moins de répulalion, les excès un peu rebutants de sa manière li'écrirc et combien démesuré s'afiïrme chez lui le scrupule philosophique de ne présenter une idée particulière qu'entourée de tout le hataillon des consiilérations générales qui la fondent, celles-ci eussent-elles été déjà formulées dix fois. C'était le cas ou jamais, sur ces<{uestions de mo- rale, de religion, de sentiment, où la conviction ne s'obtient en définitive que par un appel ù l'expérience individuelle et sociale du lecteur, de réduire au minimum le vocabulaire scolastique et syslémalii[ue. M. de Monlesquiou a [)arfaitement réussi à filtrer son auteur sans l'altérer ou plutôt il nous on rond bien {)lus sensible, par ce dépouil- lement sagace, le génie moral et l'inspiration intime. « On cherchait un auteur, on trouve un
2.
22 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
homme » , a dit Pascal. Voici vraimeni le premier livre sur Auguste Comte où l'on trouve l'homme.
Mais quoi ! Le sujet propre de ce nouvel ou- vrage de M. deMontesquiou n'est-il pas emprunté à la religion positive ? Et n'est-ce point là une partie des conceptions de Comte que ses plus stricts disciples eux-mêmes ont abandonnée? Cette tentative de fonder une religion, comme corollaire d'une philosophie, méconnaît la nature essentielle de la religion ; elle n'est pas viable. De plus, l'organisation pratique de la religion comtiste, outre cette absurdité de vouloir l'éta- blir à froid dans le monde, est, pour ainsi par- ler, une chose si peu logeable dans la société et les mœurs modernes, que ceux-là sont à peine injustes, qui n'y veulent voir que la bizarrerie d'un cerveau follement déductif. — Voilà, Je crois, ce que beaucoup de personnes m'objecte- ront.
Je ne suis nullement un adepte de la religion positiviste, ni un disciple de la philosophie po- sitiviste en général. A prendre la religion de Comte comme religion, à la considérer dans son plan d'organisation matérielle et ses rites, j'en fais, je l'avoue, fort bon marché. Mais autre
AUGUSTK COMTE 2:i
chose est son contenu, c'est-à dire le fond d'ob- servations concrètes, de vues réelles et de sen- tinientséprouvV's auquel se superpose son édifice, bien fnigilo et téméraire en effet. Comte a conçu que, pour faire succéder h la désorganisation sociale moderne un état normal, la restauration, la réadaptation, la manifestation et la mise en pratique decertaines vérités fondamentales était nécessaire. Comme il n'y a normalement rien de plus puissant sur l'homme qu'un appareil reli- gieux, il a voulu mettre à leur service un appareil religieux. Noblement sincère en cela, par la puis- sance d'émotion avec laquelle ce futjuslement le plus beau de son génie de ressentir et de vivre lui-même ces vérités dans une époque qui, presque universellement, leur tournait le dos. Mais, parmi les choses qui dépendent du cerveau d'un individu, la fondation eflicace, effective d'une religion ne se trouve assurément pas. Si pourtant ce sont bien des vérités et des vérités vitales pour la société et pour l'individu que le philosophe et le moraliste Auguste Comte a dans la léte, l'échec des chimères de Comte, grand prêtre de l'Ilumanité, ne saurait en détruire la nature ni la valeur.
Mathématicien de profession, esprit encyclo- pé(li(|ue, logicien incomparable, Auguste Comte a porté en toutes choses une passion de con-
24 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
struire et d'échafauder qui ne nuit en rien, pour qui va au fond, au grand naturel de son génie ni à l'ingénuité de son cœur, mais qui empêche sou- vent des esprits plus superficiels ou moins labo- rieux, de voir sa grandeur oi^i elle est : dans la clarté de la raison, l'extrême étendue du bon sens, le sage héroïsme et l'honnêtechevalerie des sen- timents. Etce tour dépensée, vous le trouverez jusque dans l'expression de l'affection la plus passionnée qu'il ait connue : son amour pour Clotilde de Vaux. Comte raisonne cette passion selon les principes de sa doctrine. Son amour;a des nuances cornéliennes, des-préciosités nobles et profondes, qu'il traduit dans le langage le plus poétique et le plus ardent, mais en en fai- sant, si je puis dire, la déduction et la classi- fication positiviste. Et pourtant la force de cet attachement n'est pas plus douteuse que la fécondité inspiratrice de cette tardive aventure sentimentale. Mais j'ai vu bien des esprits, arrêtés par l'étrangeté littéraire trop certaine de ce langage, décider que Comte, philosophe de génie, digne héritier des Aristote et des Des- ; cartes, dans le Cours de philosophie positive, \ avait été aussi fou dans sa liaison avec Cio- 1 tilde que dans son entreprise d'institution re- ] ligieuse. 11 ne l'a été ni en l'un ni en l'autre. j Et pour ceux-là qui ne sauraient point que la
AUGUSTE tOMTE
granil«'iir Ar. (.iornlr rsl d'un ordre qui engage «iitaiil et plus profondément encoro le cœur que l'esprit, le livre de Léon de Monlcsquiou les en convaincra.
C)ii approuvera Léon de Monlt-xpiiou d'avoir dit « consécrations » là où Comte dit « sacrc^ ments ». Et tout d'abord pour une raison de res- pectueuse convenance à l'égard des catholiques, auxquels il importe de ne pas laisser ignorerque, si la pliil()soj)hie politique, sociale et morale de Comte est certes, du point de vue de-leur foi, pri- vée de son fondement suprême, elle ne contient rien d'opposé à leur religion, laquelle a au con- traire les affinités les plus étendues avecles con- ceptions de r'.omte dans ce domaine naturel et terrestre. De plus, ce mot de « consécrations », parce qu'il n'implique pas nécessairement une idée de rite, et se peut restreindre à une acception toute psychologique, ramène les conceptions de Comte dans ce plan humain et naturel quiestcelui de leur véritable puissance. Comte imaginait, au seuil de chacune des phases normales de la vie de l'homme, une cérémonie oîi eussent été for- mulées et symbolisées les obligations spéciales que l'individu allait y contracter vis-à-vis de la
26 POUTRAITS ET DISCUSSIONS
société et de l'humanité. Léon de Montesquieu laisse complètement de côté la cérémonie et les symboles pour s'en tenir à la substance du dis- cours qu'un posiviste eût pu prononcer à cette occasion. Simple artifice, nous dit-il, pour expri- mer d'une manière plus frappante la philosophie morale d'Auguste Comte, sa pensée sur la dis- cipline de l'enfance, de la jeunesse, du mariage, de la famille, de l'activité professionnelle, de l'âge mur, de la vieillesse et du souvenir en- vers les morts.
Parmi les grands problèmes sur le sujet des- quels le génie demoraliste d'Auguste Comte nous fournit quelque direction noble et pure, il en est un particulièrement difficile et agité aujourd'hui, qui me paraît avoir reçu de lui la plus apaisante et la plus féconde solution. Je veux parler de la vive bataille qui se livre de tous les côtés, sur tous les terrains entre « intellectualistes » et (' antiintellectualistes».
Appartient-il aux seules recherches de l'intel- ligence, à la seule activité de la raison, de nous mettre en possession du vrai ? Il semble qu'on ne le puisse concevoir autrement. Le cœur sent, se meut, s'agite, vit; il ne raisonne pas, il ne
AUGUSTE COMTB 27
pense pas. Sans doute ; mais rinUîIligcnco est une facult«'* bien faible, une action bien froide, coniparéo à la puissance et à la chaleur du sen- timent. Pourquoi les intuitions du sentiment ne pénétreraient-elles pas, à leur manière, dans l'essonce de la réalité et n'y pénétreraient-elles pas dès lors à un degré beaucoup plus profond que l'intelligence? Ainsi disputent les rationa- listes, avec les philosophes du sentiment, de « l'action » , prai^niatistes ou de quelque nom qu'ils se nomment.
Selon Comte, comme selon Descartes, il n'est de connaissance que par les idées claires. Et c'est rintelligencc, non le cœur, qui peut produire de telles idées. Une connaissance qui ne serait ni rationnelle ni claire, est un monstre. Les opérations de l'expérience et de la raison I sont les ouvrières exclusives du savoir. Voilà la vérité, mais la moitié seulement de la vérité. Il faut ajouter que ces ouvrières ne travaillent légitimement et ne peuvent d'ailleurs travailler avec fruitqu'au service et sous l'inspiration de l'amour. Si la science et la philosophie s'appli- (jucnl à extraire de la confuse forêt des appa- rences les éléments d'une conception lucide et ordonnée du monde, le besoin même de contem- pler la clarté et Tordre, d'atteindre h la synthèse logique et harmonieuse, n'est pas dans le fond
28 PORTRAITS ET DISCUSSIONS
un besoin intellectuel, puisque par elle-même l'intelligence travaille aussi allègrement à nier, à miner et faire des ruines. C'est un besoin du sentiment, du sentiment non primitif et sauvage, mais cultivé, civilisé, épuré, besoin qui touche de très près à celui de bien vivre et n'en est sans doute que le plus large épanouissement. Il n'ap- partient pas au cœur lui-même de se donner l'objet de son vœu le plus élevé : la connaissance claire, mère de l'action sage, souverain adju- vant de la vie. C'est bien l'affaire de l'intelli- gence. Mais d'autre part, un esprit agile, souple, égala tout, s'il est joint à une sensibilité anar- chique, désorientée, chétive, ne sera jamais créateur, n'accroîtra pas d'un pouce l'actif de la science humaine. Dans les sciences aussi bien que dans les beaux-arts, toute la différence d'un génie à une intelligence est dans la puis- sance et la noblesse de la sensibilité.
Qu'Auguste Comte eût horreur de la philoso- phie du sentiment, qu'il n'érigeât aucunement l'intuition ou l'imagination en arbitres de la vérité, cela s'accorde bien à l'idée que l'on a communément de lui. On connaît moins sa haine pour la stérilité, le vide, la vaine ingé- niosité de l'activité intellectuelle qu'accompagne la sécheresse ou l'insuffisance du sentiment.
A.UGU8TI-: t.uMll,
Un exemple tout contemporain nous permettra <le préciser cette application à la fois morale et sci«Mili(i(iiic (lu positivisme. Je veux parler des savaiilos et inutiles ( inutiles, de son propre aveu ) entreprises d'Henri Poincaré contre la tra- dition de la Physique moderne. .le ne me don- nerai pas le ridicule de la moindre allusion aux travaux mathématiques du célèbre professeur, l.es travaux très connus que je vise sont d'un autre ordre, écrits non en symboles algébriques, mais dans la langue de tout le monde. Henri Poincaré y dessine, y développe, y pousse à fond une attaque contre les conceptions fondamen- tales et traditionnelles de mécanitjue qui servent de cadre et de base au moderne système du monde, (principe d'inertie — égalité de l'action et de la réaction — conservation de l'énergie ) pour détlarer tinalomcnt que cette attaque est sans fruitaucun. H les infirme et puis il conclut qu'on ne peut s'en passer. 11 démontre : i" que ces conceptions mathématico-expérimentales élaborées par les Kepler, les Copernic, les Ga- lilée, les Newton, confirmées par l'aisance avec laquelle toutes les grandes découvertes de l'expérience ultérieure ont pu en fin de compte
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se ranger sous leur loi, sont, non des vérités mais des conventions^ telles qu'on peut en substituer plausiblement vingt autres qui ca- dreraient aussi avec l'ensemble des faits ; 2° mais qu'elles sont d'ailleurs pratiquement, entre ces vingt ou cent conventions combinables, les seules commodes, et, à ce titre, résistent et résisteront à toute épreuve.
Qu'est-ce que cette « commodité », deman- derai-je, sinon la vérité elle-même ?Ne sentez- vous pas quelque chose de faux, non théorique- ment, mais moralement, si j'ose dire, dans cette prétention de faire jauger et comme dédaigner à l'esprit humain les positions qui sont celles d'où il a remporté toutes ses victoires sur l'in- connu et hors desquelles on convient qu'il ne peut rien créer ? Pour que M. Poincaré se livre à ce travail de critique hyperbolique, de critique- gageure sur les fondements de la mécanique classique, encore faut,-il qu'il ait trouvé ces fondements devant lui, sous sa main, tout éla- borés et organisés. Il refait hypothétiquement, par jeu, la tapisserie de la science sur un canevas où son esprit de combinaison supprime une maille sur deux ou bien met deux mailles au lieu d'une et il montre que tous les fils se pla- cent. Encore cette opération suppose-t-elle un canevas réel, naturel, préalablement donné et
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tissé, (]iii en demeure, à quelque point qu'il raffine ses hypothétiques artifices, l'objet dé- tourné. Précisons par un exomplo «Mnprunlé à la géométrie.
Henri Poincaré a beaucoup disserté, je ne dis pas en mathématicien (cehn n'est pas mon affaire', mais en philosopl)e, sur les géométries <p)'on appelle non euclidiennes, géométries imaginaires qui Irailent, non, comme la géométrie d'Kuclide, de l'espace à trois dimensions, mais d'un espace à deiuv dimensions seulement, ou bien h quatre, à cinq, à n dimensions. II est, paraît-il, établi qu'on peut sur les propriétés de ces espaces fic- tifs émettre et démontrer autant de propositions et de théorèmes qu'il y en a dans la géométrie ordinaire concernant l'espace réel, l'espace nor- mal, à trois dimensions. Seulement on n'y peut rien représenter absolument que par équations, par symboles algébriques, c'est-à-dire qu'on n'y peut rien représcnterdutout, rien représenter aux yeux (bien qu'il s'agisse d'espace !), on n'y peut faire de figures. Poincaré en conclut que la géométrie euclidienne, celle que nous avons apj)rise, est seulement la plus commode, mais qu'elle n'a pas le privilège de la vérité, qu'il y en a mille autres de possibles, donc d'aussi vraies. Je crois, pour ma part, que la géométrie avec figures est la géométrie vraie et, encore une
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fois, que les autres n'existent que comme sym- boles ou projections de celle-là, qui porte tout. (Il est vrai que Poincaré dit quelque part qu'en y consacrant toute sa vie, on arriverait sans doute aisément à se représenter la quatrième dimension. Mais Poincaré ne pense-t-il pas aussi que cette vie-là s'achèverait à Sainte- Anne ?) ;
Qu'on m'excuse d'être entré dans ces matières un peu abstraites. Sinon ces jeux, du moins la prise au sérieux de ces jeux, la prétention de tirer de leur réussite des conclusions philoso- phiques, tout cela n'offense-t-il pas une certaine morale de la science et de la philosophie ? Cette morale, Auguste Comte me semble la définir très bien par ce qu'il dit de très profond, lui, homme de science, sur les légitimes rapports de l'intel- ligence et du sentiment, en d'autres termes, de la connaissance et de la vie.
Les « consécrations positivistes de la vie hu- maine » se rapportent, comme je l'ai dit, aux diverses phases normales de la vie de Phomme, depuis l'éducation jusqu'à la vieillesse. Nous trouverons donc ici l'essentiel et le plus prati- que, le plus éprouvé de la philosophie morale
AUGUSTE COMTK
(l'Auguslc (lonile. Et ce n'est point un mal «juo Léon de Monlesquiou, dans cet exposé lidèlc t'I aux lignes pures, n'ait pu s'eni|)ôcher d'y faire passer quelque chose de son propre sen-
lillUMil.
CHATEAUBRIAND I
CHATEAUBRIAND d'aPRÈS SA FEMME
La plume fastueuse de Chateaubriand a en- touré d'une poétique auréole le nom de quelques femmes qui, comme il disait, « traversèrent sa vie » : Mme de Beaumont, Mme de Duras, Mme de Custine, Hortense Allart, Charlotte Yves. Il en est une à laquelle il n'a pas accordé le même honneur : la sienne. Il est vrai qu'elle ne « tra- versa » pas sa vie, mais se contenta de s'y as- socier, obstinément, fidèlement, pendant que d'autres la traversaient. Il est vrai aussi qu'il n'a pas refusé à cette fidélité dévouée la récom- pense d'un témoignage public, dont les termes sont pleins de nuances. « Je dois une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont Fat-
CHATEAUBRIAND SA
luchemenl a été aussi louchant que profond et sincère. » Va\ bon français, « louclianl » se dit (l'une chose dont nous ne sommes pas touchés mais dont (le moins difficiles que nous pourraient i'ùtrc. Chateaubriand avait le regret de ne pas compter Mme (Chateaubriand au nombre de ses imours. En revanche, il la plaçait au-dessus de ses fantaisies, ou du moins il lui savait gré d'en compenser l'etTotdans le tableau de son existence «[u'elle avait faite, disait-il, « plus grave, plus noble, plus honorable ».
I*our un homme h qui les succès étaient aussi faciles, je ne dirai pas qu'à don Juan, mais qu'à Jupiter, qui voyait les plus belles colombes se l)rendre sans exception au miroir de sa gloire et ilune mélancolie portée à merveille, qui se com- plaisait infiniment à ce jeu, il eût été fort com- mode d'être marié à une brebis. M me de Chateau- briand n'était pas, tant s'en faut, une brebis. Et, cependant, elle ne fut pas incommode. Elle mit sa fierté à ne pas l'être, sans vouloir le moins du monde faire figure de délaissée. Bretonne pas- sionnée et tenace, très intelligente, avec un fond il'Apre malice corrigée par une vive droihire, elle aima énergiquement son mari et elle soufTrit. niais sans donnera personne l'avantage d'en être témoin. Pour être aimée de René, il ne lui man- quait pas seulement la beauté, mais p[us encore
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le je ne sais quoi. Avec beaucoup de tendresse à offrir, elle n'avait rien de languide, ni d'har- monieux. Chaude et vibrante de sentiment, très fine d'esprit,^ elle était assez aride d'imagination. L'amour malheureux, la jeunesse refoulée, l'ha- bitude de la douleur lui formèrent un côté rude ; mais ce ne -fut pas à Chateaubriand qu'elle le fit sentir. Elle embrassa à fond ses intérêts, ses ambitions et ses ressentiments. Pour elle, il eut toujours raison, contre tout et contre tous. Ce fut, non contre lui, mais contre ses ennemis et ses rivaux politiques (de rivaux littéraires, il n'en avait pas), contre tout ce qui, hommes ou choses, se plaçait en travers de sa route, qu'elle exerça sa langue acérée, mordante, redoutable d'honnête femme, forte de sa pureté de cœur. Elle avait dans le maintien, dans la voix cette extrême douceur à laquelle il ne faut pas se frotter. On l'appelait « la chatte ». Elle donna une grandi; part de sa vie à des œuvres de reli- gion et «If charité. Elle fonda pour les prêtres infirmes cl sans ressources une maison de refuge, l'infirmerie Marie-Thérèse, qui existe encore. Devenue ainsi comme une supérieure laïque de congrégation, Mme de Chateaubriand appliquait un jugeiiumt sans indulgence à certaines con- grégations qu'elle trouvait, à tort ou à raison, trop attachées aux biens de ce monde. Les Dames
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tlu Sacré-C(cur passent sous sa pluino un lor- I il)l»' qiinrl (Ihoiirft,
Mint; <lc Cliutouubriaiula laissé il(;s « caliicrs », dont quelques fragments seulement avaient vu Irjour. M. Ladreit de Lacharrière en a donné, à la librairie lùnile-Paul, la publication inl<^- ii^ralr, .Kxompagnée de renseignements abon- (liiiU (I d'une excellente érudition. Ces cahiers se composant prineipalement de notes prépa- ites pour Cilialeaubriand en vue des Mémoires (Coiitrc-lomhe. On y trouve bien des anecdotes t'L des portraits fort piquants. Tout en écrivant fort bien, Mme de Chateaubriand a. comme on pense, infiniment moins de style ([uc son mari ; mais elle a parfois plus de sel et plus de naturel toujours. Au point de vue historique, ce volume intéressera surtout en ce qu'il jette sur le rrtle politique de Chateaubriand, j)endant la Restau- r;ilion, un jour assez cru.
A en croire l'éditeur do Mme de Chateau- briand, il faudrait attribuer à des scrupules roya- listes le long retard apporté à la publication complète de ses papiers. Ceux qui les détenaient sn refusaient fi laisservoir les défauts «les hommes tic la Restauration, tels qu'ils se trouvent dé-
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peints chez Mme de Chateaubriand, parce que, à ce que disait l'un d'eux, ces défauts ayant été livrés à la publicité, « il ne fût plus resté aux fils et aux petit-fils des royalistes que d'aller pieds nus, un cierge à la main, faire amende honorable auprès des citoyens Grévy, Ferry, Brisson, Freycinet, Constans, Floquet, Clemen- ceau, etc. ». A ces scrupules, M. de La Charriera ne trouve à opposer que les droits imprescrip- tibles de l'histoire. C'est évidemment que, selon lui, l'intérêt bien entendu de la cause royaliste devait les conseiller, en efïet. Voilà une opinion que nous nous permettrons de trouver légère. Hé quoi ! les cahiers de Mme de Chateaubriand apportent-ils aux royalistes des révélations tel- lement accablantes sur le compte de la Restau- ration qu'il ne leur reste plus, les ayant lus, qu'à faire pénitence et à devenir républicains ? Nous y voyons, par exemple, le plus long et le plus important des ministères de la Restauration, le ministère Villèle( 182 1-1826), exécuté en quelques formules du genre des suivantes : « M. de Villèle n"a fait que des sottises... M. de Villèle avait rarement un avis qui eût le sens commun... Quels sont les apologistes du ministère Villèle? Des hommes réprouvés par tout ce qui est hon- nête en France. » Mais allons-nous, sur de tels propos, nous voiler la face et nous écrier : « Quel
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tloinmagr (jiie le monde ait appris cela f » Je sais l)ien que Mme de Chatcaubriaid emprunte l'au- l<>iit<^ de (lliMl('aul)rinnd dont elleesl l't'clio. Mais «{uellc autorité convient-il d'accorder aux juge- inenls de Chateaubriand sur ia politique et les gtîuverne/nents de la {Restauration? La plus grande partie de ce qu'il a écrit à ce sujet n'est que le manifeste de ses humeurs, de ses colères, de ses amertumes, de ses déceptions, de ses ressentiments, de ses goiUs et de ses dégoiMs personnels, pas autre chose; manifeste éloquent. « adencéetcoloréà miracle, dont la forme donne, je le veux bien, une sorte de grand air i\ ce fond exigu dans son ^preté, mais dont le fond est liien, est presque uniquement celui que je dis : I;\ politique de la Restauration jugée~d'après ses rapports ;\ la personne de M. de Chateaubriand, qui fut une personne très particulièrement incom- mode, et non pas suf ses résultats quant au bien public ot à Tintérét national.
Au fond, les cahiers de Mme de Chateaubriand ne disent pas plus de mal des hommes et des <lioses de la Restauration (c'eût été difficile) (pie les .]f('/noir('s d'outre-tombe. Seulement, ils le disent d'une manière plus sommaire et plus violente. Nous avons^ ici Chateaubriand au naturel, le premier jet des fureurs de c«'t insa- tiable. C'est tout à fait le mT-me dénigrement.
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Mais, dans les Mémoires^ ce dénigrement prend une allure olympienne et somptueuse. Le thème éternel de Mme de Chateaubriand, c'est l'ingra- titude de la monarchie, l'ingratitude des Bour- bons pour leurs serviteurs demeurés fidèles dans l'infortune. Mais elle ne nomme, en dehors de son mari, aucune de ces victimes, et cette vague doléance générale n'est qu'un voile trop transparent, jeté avec une maladresse de femme en colère sur la vivacité du grief indi- viduel. « Les Bourbons n'ont aimé que ceux qui avaient quelque chose à se reprocher... les Bourbons aiment mieux avoir à pardonner la trahison qu'à récompenser la fidélité..., les Bourbons ont toujours eu un fond de tendresse inexprimable pour les traîtres.... » Toutes phra- ses qui ne sont visiblement que des traductions endiablées de la suivante : « Les Bourbons n'ont pas récompensé M. de Chateaubriand. » Ils ne l'ont pas récompensé! Membre du Conseil privé du roi à Gand, ambassadeur en Suède, à Berlin, à Rome, à Londres, ministre des Affaires étran- gères, telles sont les modestes places qu'entre i8i4 et i83o M. de Chateaubriand occupa. Que lui fallait-il donc? Tout ou rien. Il s'étonna que la première pensée de Louis XVIII rentrant en France n'eût pas été de le nommer premier mi- nistre, c'est-à-dire de faire de la royauté le pié-
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(lestai (le M. de Chateaubriand. Il concluait un pcuiinpéluouscmenlde son importance littéraire à son importance politique, (iellc-ci ciU pu s'ac- croître et devenir peul-(^trc la première, avec le temps et les services, si le caractère, si l'in- croyahle excès de personnalité, si la frénésie de mécontentement, si le